A partir des réflexions entre deux générations de consultant, incarnées par Philippe et Sidney, cet article n’est que la synthèse d’une vision, d’une possibilité, en aucun cas, dogmatique, ni politisée. Sans tomber dans le piège des prévisions pessimistes des « Cassandre », ni de l’utopie, bien que considérant que les hommes et les femmes ont très certainement besoin de rêver pour vivre et se dépasser, cette note, en 3 parties, vient expliciter un regard sur notre société en pleine mutation.
Les signes sont tellement évidents et convergents, qu’ils en deviendraient même invisibles. De grandes évolutions sociétales et économiques sont engagées depuis de nombreuses années, et résonnent aujourd’hui auprès d’individus qui cherchent à donner un sens à leur vie. Aussi, j’ai l’intime conviction que les nouvelles technologies n’ont été qu’un catalyseur, un accélérateur d’une transformation bien plus profonde, la période de reconstruction et de forte croissance post-guerre relevant probablement plus d’une anomalie que d’une norme. La place de l’humain dans le collectif, qu’est la société, la nation, l’entreprise, a évolué au gré de ses rêves, de ses repères qui l’amènent à se transcender, comme la religion, l’argent, le pouvoir. Les nouvelles technologies, par le sentiment de liberté qu’elles génèrent, remettent en cause ces repères, et poussent l’humain à chercher un sens, une place dans le monde, au sens du « l’être là », le « da sein » de Heidegger. Les années futures devraient être le théâtre d’une rupture fondamentale de la société, des rapports sociaux, de la place du travail.
La question de la place du travail dans la société anime des débats d’experts, qui ne peuvent pas étayer leurs croyances, ni dans un sens, ni dans un autre. Peut-on nier la raréfaction du travail, du fait de la recherche de productivité des entreprises soumises au diktat des actionnaires et de rentabilité court-termiste ? Penser que l’on pourra assurer un niveau d’activité équivaut à affirmer que le modèle de société actuel peut être maintenu, ce qui est plutôt rassurant. Or, deux économistes du MIT ont dernièrement démontré que plus de 670.000 emplois auraient été détruits aux États Unis dans l’industrie manufacturière de 1997 à 2007, alors que les robots se seraient démultipliés dans l’industrie, entre 1990 et 2007, sans augmentation du nombre d’ingénieurs ou de services associés. Cette étude qui se base sur des données historiques projette que, dans une vingtaine d’années, la moitié des emplois pourraient être détruits. Une autre fausse idée est de penser que seuls les métiers à faible valeur ajoutée disparaîtront. L’intelligence artificielle (Watson d’IBM par exemple) vient, par exemple, aujourd’hui remplacer des cellules de recherche en jurisprudences pour des cabinets d’avocats, tout comme des robo-advisors qui remplacent, petit à petit, le rôle du conseiller dans la relation commerciale. Il faudra probablement accepter le principe d’une intermittence du travail, qui s’organisera autour de missions, l’individu devenant une entité économique à part entière, autonome et connectée. La question de l’essence d’une entreprise est ainsi posée. En fait, la place de l’humain dans le monde économique est défiée, non pas en tant que consommateur-usager, mais en tant que producteur-acteur. La société doit prendre appui sur ses fondamentaux. Or, d’après le philosophe Emile Durkheim, le travail est le levier essentiel dans la création d’un tissu social solide. Si les nouvelles technologies viennent « détruire » ce levier d’émancipation, que restera-t-il à l’humain pour s’accomplir et préserver son rôle social ? Est-ce que l’humain en sera-t-il toujours humain sans travail ? Dépassant « Je est un autre », l’homme pourra s’affirmer, s’il peut clamer « Je n’est pas une machine », et ainsi se dépasser.
En cela, l’humain doit pouvoir réaffirmer sa valeur ajoutée, c’est-à-dire en identifiant ce qu’une machine ne pourrait pas reproduire, comme la créativité, l’émotion, la culture. Une bonne partie des inventions ont été réalisées sur le principe de la sérendipité, qui fait que le hasard devient source d’opportunités. Le post-it a été créé par un inventeur qui cherchait une colle qui colle encore plus fort. Or, il inventa une colle qui ne colle pas, et en a déduit une utilisation sous forme de post-it. Certes, la créativité vient chercher ses sources d’inspiration dans la réalité. Ainsi, il existe aussi des robots qui ont appris à composer de la musique. Mais, cela reste une sorte de copier-coller, puisque ces robots reproduisent alors un style, comme celui des Beatles. En outre, à l’aune du test de Turing, les machines peuvent aussi reproduire le comportement d’un humain, pouvant même tromper un humain, qui ne pourra pas alors reconnaître la nature « numérique » de son interlocuteur. Or, je souhaite évoquer la créativité par l’erreur, par le hasard. « Errare humanum est » est bien ce qui distinguerait l’homme de la machine. Une autre façon de créer est l’expérience. L’empirisme crée par la connaissance et l’interprétation de la réalité. L’intelligence artificielle, en tant que système expert, est bien placée pour tirer des enseignements et ainsi crée dans une approche itérative. En revanche, la capacité de discernement, l’éthique, distinguent sans aucun doute l’intelligence humaine de l’intelligence artificielle.
En synthèse, se tromper, générer le hasard et créer, faire preuve de discernement, seront bien les singularités de l’humanité, déterminant les contours de son rôle, du travail assuré par les humains dans un monde numérisé, de sa « valeur ajoutée ». Le fait de se tromper, et par conséquent, d’expérimenter, est le propre de l’humain, qui doit finalement accepter de ne pas tout pouvoir contrôler. Ne faudrait-il pas affirmer que « Plus il y a de la technologie, plus il faut d’humain ! », pour éviter de tomber dans le piège de l’ « Apprenti Sorcier » ?
A suivre …
Publié le 19 juin 2018