2/3 – La découverte de l’autre, essence-même d’un collectif transcendé

Cet article est la suite d’un propos plus général, relevant d’un dialogue entre deux consultants, aux parcours différents, de générations différentes, et qui s’interrogent, au travers des missions réalisées, sur les entreprises, le travail, les visions, les raisons d’être, la société et les individus. Cet article permet d’introduire les actions que pourraient alors engager les entreprises, dans le temps long, en écho avec les responsabilités qu’elles portent. Ces éléments feront l’objet d’un dernier article, à venir …

Plus généralement, la prise de pouvoir sur le travail des machines, robots et intelligence artificielle, pourrait finalement se concrétiser par une « mise en commun » des biens de production, qui assureraient alors les besoins premiers d’existence des humains (nourriture, hébergement, éducation, santé, protection, déplacements, loisirs, culture). La notion de propriété ne serait plus un combat de vie, une ambition, une essence. Or, les propositions de revenu universel cherchent à aborder, dans un contexte de raréfaction du travail, la façon de répondre aux besoins physiologiques et d’existence des hommes et femmes d’une société, condition sine qua none de stabilité du collectif. Toutefois, ces propositions n’abordent pas l’enjeu de l’utilité pour des humains dans leur développement. L’homme est un animal social, qui s’accomplit dans la relation à l’autre et dans la reconnaissance de son utilité à un groupe. Ainsi, le fait que la société puisse subvenir aux besoins d’existence de l’ensemble des humains questionne le pouvoir, la propriété, et accentue une sorte d’inversion du pouvoir de l’individu face à l’entreprise. Certes, les humains arrivent toujours à recréer des moyens de comparaison, de compétition, même dussent-ils être virtuels, comme le nombre de likes à une publication, à l’instar du maintenant célèbre épisode de la série Black Mirror, intitulé « nose dive » et de la probable apparition de nouveaux métiers, comme « brand makers » ou « influencers » ! Dans un tel contexte où l’individu serait encore plus conscient de sa valeur et de ses marges de manœuvre, seules les entreprises ou les groupes d’humains, les communautés, qui sauront développer l’envie, en donnant du sens, en proposant une vision engagée et une cohérence dans ses valeurs, attireront les talents. Les hommes et femmes useront paradoxalement de leur pouvoir de choix de leurs conditions de travail, dans un monde, où le travail tel qu’il est conçu encore aujourd’hui, se sera raréfié.

A titre illustratif, on peut déjà constater l’émergence d’une économie du partage autour de l’usage (me déplacer, me distraire, me loger …), l’enjeu de la propriété, de possession, ne répondant plus au développement personnel des individus. En outre, la prise de conscience de chaque citoyen, certes fort de sa singularité, mais vivant au sein d’un groupe, est essentielle. Sans évoquer des valeurs fondamentales, comme la solidarité, chaque citoyen pourrait prendre conscience qu’il devrait accepter de partager à terme, les biens de production, dans une logique d’altruisme rationnel, comme souligné dans un premier temps par Spinoza, et dernièrement Jacques Attali. Partager pour éviter tout simplement de perdre ses avoirs, se montrer solidaire non pas par contrainte, mais par raison, car le fait de donner à l’autre est aussi synonyme de sens.

Aussi, l’éducation des citoyens prend une part considérable dans le développement de leur capacité de discernement, c’est-à-dire assurer une émancipation, une autonomie dans et pour un collectif qui les dépasse. On pourrait même parler d' »individu augmenté », du « surhomme » de Nietzsche, d’un « individu-holomorphe », qui développe une vision holistique de l’environnement, qui sait ce qu’il est, qui ne se renie pas et qui contribue, en toute autonomie, à un projet collectif. A titre d’exemple, un consommateur voudra, au travers de son acte d’achat, s’assurer du respect de ses valeurs, comme acheter un vêtement, tout en s’assurant que l’entreprise ne fait pas appel au travail des enfants, redistribue ses bénéfices de manière équitable à ses salariés, respecte la nature et l’environnement, crée de l’emploi … A l’instar de l’initiative de Candia et de son nouveau label, « Les laitiers responsables », les marques engageront des communications sur ces éléments holistiques et d’ordre sociétal, autant d’indicateurs que les actionnaires devront même intégrer dans leurs analyses de la performance, de pérennité et de résilience des entreprises. Lors d’interventions auprès des étudiants de l’ESCP-Europe, j’ai repris une photo d’un de mes amis professeurs, présentant la place de la Concorde embouteillée. La légende indique : « Vous n’êtes pas dans un embouteillage. Vous êtes l’embouteillage ! ». De nouvelles relations humaines, basées sur l’autonomie et l’émancipation, se développeront. Probablement, la redéfinition de programmes éducatifs pourrait encore plus se concentrer sur le développement de l’individu et sur sa capacité à rencontrer l’autre, le comprendre, à entretenir le doute, le questionnement, à apprendre. Le chemin est long dans une société basée sur des certitudes, la compétition et le pouvoir, enseignées dès la petite enfance. Or, ne dit-on pas que la meilleure des écoles est celle qui apprend à apprendre ? Bien plus que de construire des futurs salariés dociles, prêts à l’emploi, l’école accompagne les élèves à savoir se construire, de manière autonome, en se posant plus de questions qu’en se nourrissant de réponses. En Allemagne, enseigner les mathématiques se complète de cours de philosophie. Assisterons-nous à la remise en cause du pouvoir entre les humains ? Vraisemblablement, une utopie, l’homme restant un loup pour l’homme !

Les recherches identitaires pourraient toujours s’accomplir, grâce à l’acceptation d’une culture ouverte, subtil équilibre entre projet commun, socle du « vivre ensemble », et respect de chaque liberté individuelle, du moment où elle n’empiète pas sur celle de l’autre. La notion de groupe humain, voire de nation, et leur pérennité, reposent essentiellement sur la nécessaire émergence de ce projet collectif, qui sait laisser des libertés individuelles, avec pour ambition essentielle, le développement de l’espère humaine. Il n’y a de collectif sans individu. La réalisation de soi s’est aussi une nouvelle forme d’égo, qui ne s’exprimera non plus dans une compétition à l’autre, dans un rapport de dépendance à l’autre, mais en totale autonomie, soi sur soi, à ne pas confondre avec l’égoïsme ou l’individualisme. Dans l’hypothèse d’une disparition ou d’une raréfaction du travail, au sens de la nécessité, les humains chercheront de nouvelles activités pour s’accomplir. Reviendraient-ils à ce que faisaient les castes aisées de la société, avant la première révolution industrielle, les castes moins aisées travaillant alors pour survivre ? Les machines les remplaceraient et assureraient les activités de production, qui seraient alors partagées pour le bien collectif. Que ferait donc l’ensemble de l’humanité ? Elle renouera avec le plaisir de la rencontre de l’autre, de l’affirmation de soi, notamment par le partage et la création, c’est-à-dire la culture et l’art.

Aider les humains à penser leur vie, comme un parcours initiatique, un apprentissage constant, qui leur permettra de réaffirmer leur place dans un monde avec des machines travaillant à leur place, repose nécessairement sur le développement d’une vision philosophique. Faire preuve de discernement est d’autant plus essentiel dans un monde complexe, prônant les libertés individuelles. Est-il illusoire d’essayer de contrôler les développements technologiques, notamment en édictant des lois, des règles qui seront irrémédiablement contournées par des « apprentis sorciers » ? Le progrès technologique doit nécessairement s’accompagner d’un progrès moral, dans un juste équilibre. A ce titre, seul l’individu pourra s’interroger et faire preuve de discernement quant au progrès technologique et à la pérennité de l’homme et du collectif. L’intelligence artificielle pourra aussi interagir en l’homme, formant une nouvelle forme d’humain, mi-machine, mi-homme. Quelle sera alors la place de ces cyborgs dans la société ? Quels seront leurs droits et leurs devoirs ? Les dérives de type eugénique sont bien sûr possibles, dans une quête jusqu’au-boutiste de l’éternité. La question de l’essence-même de la vie se posera.

« Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. » – Saint-Exupéry.

 

Publié le 26 juin 2018