Dans un monde de technologies, sérendipité ou rationalité limitée ? Tout est une question de lâcher-prise !

Les nouvelles technologies accélèrent la diffusion de l’information, écourtent les cycles causes-conséquences, cassent les frontières, remettant en cause notre relation à l’espace et au temps. Ainsi, l’individu prend de plus en plus conscience de faire partie d’un grand tout, comme un simple maillon liant le passé et le futur. Face à cette compréhension, il existe deux façons de voir le monde, de concevoir son rôle et son rapport aux autres.

Le premier concept relève de ce que le sociologue Herbert Simon appelle la rationalité limitée. Face à un choix, l’individu s’appuie sur une démarche rationnelle en essayant de prendre en compte des données. Le problème de cette approche est qu’il est aujourd’hui impossible d’intégrer l’ensemble des informations d’un système complexe, qui se déforme dans le temps. Dès lors, comment anticiper l’ensemble des impacts de tel choix ou de telle décision, face à l’ensemble des interconnections, a fortiori dans le temps, nous rappelant le syndrome du battement d’ailes du papillon en Asie ? Les modèles mathématiques, l’intelligence artificielle visent justement à essayer d’embrasser l’ensemble de ces données et de déterminer le futur, via des scénarios possibles, c’est-à-dire les conséquences d’un choix ou d’un acte. Quoi qu’il en soit, même si ce sont des millions, voire des milliards de données, qui peuvent être dorénavant appréhendées, il sera toujours impossible de définir le futur avec exactitude. Petit clin d’œil à Nietzsche, à l’éternel retour ! Il existera toujours des incertitudes, et tant mieux, car elles sont synonymes de piment dans la vie, de vie tout simplement. Qui accepterait de vivre en connaissant exactement ce qui se passera demain ? Référence au fameux film « Un jour sans fin » ! L’incertitude est source de vie.

Par cette approche, l’individu, qui, veut malgré tout contrôler ses choix, va définir un champ limité de données (ne pouvant toutes les englober), conduire un raisonnement sur ces éléments, pour finalement décider et agir. Sans les possibilités actuelles qu’offrent les nouvelles technologies, l’individu se confortait, voire se réconfortait, par une démarche a priori rationnelle, bien que n’appréhendant qu’une partie congrue de la réalité, comme dans la fameuse caverne de Platon. Se rassurer avec un raisonnement, même s’il repose sur des données incomplètes, est de plus en plus remis en cause dans une société où les nouvelles technologies viennent mettre en lumière les limites de calcul des humains. La question ultime sera comment l’humain pourra toujours avoir le sentiment de la maîtrise de ses propres choix, alors qu’une machine viendra se substituer au processus de décision, au-delà même de l’augmenter. En d’autres termes, même si l’humain vient au final valider une décision qu’une machine aura justifiée grâce à ses modèles mathématiques puissants, aura-t-il toujours la sensation de décider, incarnera-t-il la décision qu’il validera, alors qu’il n’aura pas suivi lui-même le processus de raisonnement, le chemin ? Comment fera-t-il sa propre appropriation de la décision, si elle n’est pas le résultat de son propre raisonnement ? A moins que …

L’individu de demain assume pleinement la limite de son raisonnement, et donc une forme de lâcher-prise face à sa condition humaine, comme une limite de son libre-arbitre, ceci ne voulant pas dire qu’il doit en rejeter sa propre responsabilité. Savoir que l’individu ne maîtrise pas tout ce qui l’entoure, ne veut pas dire qu’il n’assume pas ses actes. Dans ce contexte, le second concept intéressant relève de la sérendipité. L’idée est de finalement comprendre que tout individu n’a que peu de leviers dans la vie, du moins sur l’impact de ses choix dans la transformation du système dans lequel il vit. La sérendipité, c’est avoir intégré l’appartenance à un système, qui nous dépasse, avec l’humilité de ne pas pouvoir totalement maîtriser son devenir, le futur, tout en gardant confiance. C’est savoir que les opportunités se produisent à tout moment, ces fameuses coïncidences, si on sait les déceler, si on sait écouter les autres, les rencontrer et se nourrir des interactions qui en découlent. C’est accepter de ne pas vouloir trop prévoir, de ne pas vouloir trop contrôler, et ainsi développer sa propre liberté, en appréciant la vie comme une expérience pour soi. Ne pas prévoir permet de ne pas nourrir ni des attentes, ni des frustrations, non ? Et vouloir expliquer le hasard, n’est-ce pas une prétention ? Certains trouvent une explication dans la synchronicité, toujours a posteriori, ce qui n’est que de la statistique. Si vous restez sur votre canapé, il est probable que vous ne rencontriez pas beaucoup d’opportunités. A l’inverse, si vous adoptez une attitude positive vis-à-vis des autres, les opportunités viendront comme autant d’alignements des planètes !

Pour l’anecdote, je vais partager une situation personnelle qui parlera à certains. Quand j’ai été devant des choix professionnels, je me réfugiais dans la formalisation d’une feuille Excel pour évaluer les deux situations, l’actuelle et la potentielle future, selon différents critères, comme la rémunération, l’ambiance au travail, l’impact de l’expérience sur le CV, le rebond sur d’autres opportunités. J’évaluais, je pondérais chaque critère, et je regardais le résultat, qui m’indiquait si je devais changer ou pas …. puis, si le résultat ne me satisfaisait pas, je changeais les pondérations, voire les évaluations … pour obtenir un résultat dont j’avais tout simplement envie. Finalement, je cherchais à rationaliser l’intuition. Aujourd’hui, je gagne du temps et vais directement à l’intuition, sans passer par la case feuille Excel !

En conclusion, je suis persuadé que le progrès technologique favorise un éveil des consciences de chacun, celles de faire partie d’un tout, pour lequel l’individu ne peut (totalement) maîtriser les retombées de ses actions, ni dans l’évolution, dans le temps, ni face à la complexité de l’étendue. Sans opposer ceux qui préfèrent regarder le passé et ceux qui se projettent délibérément dans le futur, sans opposer rationnels et intuitifs, vivre est un subtil équilibre entre rationalité limitée et sérendipité. Je crois que c’est la raison pour laquelle les individus recherchent de plus en plus de sens dans ce qu’ils font, dans leur perception de la relation au travail, qu’ils reviennent à des relations plus simples, plus authentiques, bien au-delà des dérives des réseaux sociaux et des illusions qu’ils créent, fermement convaincus que l’aventure humaine n’est pas à l’extérieur, mais bien à l’intérieur.

 

Publié le 17 juillet 2019